Bonnard, Giacomtti, P., de Jean-François Billetr (éd. Allia)
Dans un ouvrage publié récemment par les éditions Allia, Jean-François Billeter évoque Alberto Giacometti, Pierre Bonnard, Paul Cézanne (entre autres). C’est surtout autour du premier que son texte s’organise et sur son attention permanente, à partir du milieu des années 1930, à l’observation de la nature, du modèle qui pose, des visages croisés dans la rue, en un mot à ce qui est là. Ce faisant il prend des distances avec les oeuvres des siècles précédents dont il considère que les artistes travaillaient avec des préjugés. Lui veut se confronter à ce qu’il voit : les corps, on ne les voit entiers que s’ils sont à une certaine distance ; les visages, il les scrute silencieusement sans cesse. C’est probablement, selon Jean-François Billeter, d’avoir vu un homme mourir au cours d’un voyage qu’il fait ces tentatives de dessiner, peindre, sculpter ces visages, ces femmes debout, ces hommes qui marchent.
Jean-François Billeter écrit : « Giacometti a pris l’habitude de réduire à l’essentiel un homme qui marche, une femme debout, des gens sur une place, et de dégager des visages qu’il regardait leur architecture particulière. » Pour conclure, il cite Giacometti : « Cette aventure est récente, elle a commencé à peu près au XVIIIe siècle, avec Chardin, lorsqu’on s’est plus occupé de la vision des artistes que du service des églises ou du plaisir des rois. L’homme enfin livré à lui-même ! »
Des pattes, un pied
Vous reprendrez bien un peu d'art involontaire.
Un peu de ciment, ici, a gardé l'empreinte de pattes de chien.
Plus loin, c'est un pied qui a écrasé ces racines d'herbacées.
J'y vois aussi d'autres histoires.
Quelques images de la galerie africaine au Salon du livre africain
Dans un couloir de la Mairie du 6e arrondissement parisien, la Galerie africaine exposait quelques oeuvres, comme elle l'avait fait en 2021. En voici quelques unes, artistes du Burkina Fasso.
La jeune fille à l'usine, de Nella Nobili (éd. Cambourakis)
Entrée à l’usine à 14 ans, Nella Nobili (1926-1985) a résisté avec ses mots, ses poèmes, à la souffrance quotidienne, bénie par l’évêque, sous le regard d’un Christ en croix et de « la très catholique Direction », à l’exploitation dans une usine où elle travaillait le verre dans des conditions déplorables. La première fois, c’est sa mère qui l’y a conduite, et elle « voulait faire aussi bien que » son père ; sa mère et son père l’envoyaient « à la guerre ». Elle dit comme on met les ouvrières en concurrence entre elles pour accélérer les cadences en promettant de ne pas voir le temps passer et de gagner plus. Mais, effectivement le temps ne passait pas (donc on ne le voyait pas passer) et les augmentations de salaires ne sont jamais venues. Le travail de ses camarades d’atelier, elle le respecte. Mais c’est l’aliénation qu’elle dénonce dans ses poèmes.
Ouvre-toi porte : il est six heures !
Libérez ces enfants qui pleurent
Ouvrez les portes et les fenêtres
Libérez tous ceux qui sont enfermés
Libérez libérez que le bonheur
Vienne aujourd’hui. Demain
C’est trop loin.
***
Pour la mémoire d’une jeune fille
Qui a voulu sortir de la vie
À vingt ans — je te renie
À jamais — liberté.
Éloge des fins heureuses, de Coline Pierré (éd. Daronnes)
La première édition de ce livre est datée de 2018. La deuxième sort cinq ans plus tard. Ce qui a changé pendant ce temps ? C’est peut-être justement ce que dit le premier chapitre et les suivants : « Les fins heureuses sont des armes ». Elles sont un moyen pour mettre l’imagination au pouvoir, pour donner une perspective. Il ne s’agit pas d’écrire « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », mais de donner aux personnages la possibilité d’être heureux. Dans sa démonstration, sur un ton qui donne envie de la suivre jusqu’au bout (et même au-delà, dans la post-face), Coline Pierré considère que le refus des fins heureuses est une façon de faire en sorte que l’ordre social, économique, politique perdure, maintienne et accentue les aliénations et les inégalités. L’exemple qu’elle cite du film La La Land est assez clair : elle y voit « un hymne à la résignation », les personnages préfèrent leur confort social à l’idée de vivre un grand amour ; c’est « raisonnable » et le raisonnable est bien souvent une soumission. Les fins heureuses sont aussi une façon de changer de modèles, choisir la tendresse plutôt que la violence : une façon d’affirmer qu’« un autre monde est possible ». Et que ça commence par la fiction, dans « une perspective féministe et intersectionnelle ». Les exemples fourmillent dans ce livre : livres, films, séries. Il s’agit, dit la conclusion, de « faire trembler le monde ».
Une grammaire amoureuse, de Coline Pierré (L'iconopop)
La grammaire structure la langue et les pensées. Elle nous échoit et nous impose ses règles. On la trouve partout, on nous l’impose impérative. Alors comment faire ? Comment aimer ? Comment danser les mots ? Le livre de Coline Pierré ouvre des pistes, essaie des voies, parle et écoute. Des dix chapitres qui le composent, seuls deux ont pour titre un nom commun : « héritage » et « violences ». Les huit autres sont introduits par des verbes. C’est comme s’il fallait trouver par soi-même, et en relation avec l’autre, la capacité, l’adresse, la volonté, une syntaxe s’écartant de cet héritage qui produit les violences, des violences qui envahissent les pages. Dans ce livre, cela passe par une sorte d’élasticité des mots qui les déplace sur la feuille, parfois les disjoint, parfois les déplie, les dilate. Rarement l’amour est écrit comme dans ces poèmes : ce n’est pas une affaire de conquête, d'ordre, mais bien de trait d’union, libre.
Adjectifs déplacés
Prenez un texte, quel qu’il soit. Trouvez-y quatre groupes de mots composés d’un nom commun et d’un adjectif. Attribuez chaque adjectif, dissocié du nom commun avec lequel vous l’avez trouvé, à l’un des trois autres noms communs. Composez un texte intégrant ces nouvelles paires.
Exemple (extrait du dossier d’une compagnie de théâtre de rue) :
La Cie Mine de Rien revisite de façon moderne avec folie et fantaisie trois contes de fées classiques, invitant le public à réfléchir sur les normes et les injonctions de la société. Dès l'entrée en scène de la comédienne, le ton est donné. Les chansons, les marionnettes, les accessoires décalés et les dialogues piquants transportent le public dans un univers loufoque et déjanté. Joane Reymond ne manque pas d'imagination pour faire rire le public tout en dénonçant les inégalités de genre et les oppressions patriarcales.
Je relève quatre groupes de mots (nom+adjectif) :
accessoires décalés
dialogues piquants
univers loufoque
oppressions patriarcales
Je redistribue les adjectifs en joignant chacun à un des trois autres noms relevés précédemment :
accessoires piquants
dialogues loufoques
univers patriarcal
oppressions décalées
Je compose un nouveau texte :
La taupe revêtit des accessoires piquants et s’en alla faire un tour dans le jardin de l’homme qui la prit pour un hérisson et voulut le chasser. La taupe connaissait bien ces oppressions décalées qui en écrasait plus d’une dans cet univers patriarcal. Cette fois, elle voulait que la peur change de camp et s’engagea dans des dialogues loufoques où l’homme perdit pied.
C’est à vous main tenant. Composez votre texte selon les indications que je vous ai données et postez-le dans les commentaires ci-dessous. Merci.
Lève-toi, de Barbara Pravi (éd. Julliard)
Dans ce monde où la guerre, qui n’avait au fond jamais cessé, refait son apparition un peu partout, et tue à distance parce que les tueurs sont lâches, où les identités ne savent souvent s’exprimer que contre les autres, où plus personne ne devrait être méprisé pour son sexe, sa couleur, sa religion, ses origines, Barbara Pravi lance ce cri : « Lève-toi foule ». C’est-à-dire, levons-nous ensemble, plus jamais seul.e.s. Femmes, soeurs, fils, frères, pères, ensemble. N’acceptons ni l’injustice, ni la violence, ni la lâcheté. Debout pour nos enfants, pour l’amour, racine, sève, réponse, poème, vie.
C’est un long poème qui fait un livre préfacé par Huriya Asmahan, traduit en arabe par Aref Al-Haidari. C’est une chanson où Barbara Pravi est rejointe par Emel Mathlouthi.
Levons-nous !
Oiseaux sentinelles (dans "Une pluie d'oiseaux", de Marielle Macé)
Les canaris, dans les mines, « servaient à prévenir les coups de grisou. (…) Très sensibles aux émanations de gaz (…), ils s’évanouissaient, mouraient bientôt ; l’arrêt brusque de leur chant valait alerte. (…) Les canaris étaient sacrifiés à l’imminence d’une catastrophe, dont ils étaient comme les sentinelles. »
Quelques pages plus loin, Marielle Macé évoque « l’ornithomancie : la divination par observation des oiseaux », chants, vols, viscères ; haruspices et augures, « pratique d’hommes qui se savaient effectivement voisins d’autres vivants, cohabitants d’un même monde ».
« Ce n’est plus tant que les oiseaux prédisent l’avenir à la manière des cartomanciennes, c’est qu’ils nous aident à voir le climat » .
Encore quelques pages et voici : « Les oiseaux "tombent dans nos chants", des oiseaux-tombes, dans nos champs. Prévision ? divination ? Indication plutôt, comme un doigt pointé. Ce nouveau régime d’auspices, c’est comme s’il nous rivait les yeux à ce qui arrive ».
Vers la fin de ce chapitre, Marielle Macé écrit les « bonheurs ténus mais comme inannulables à réentendre des chants d’oiseaux », pendant la période de confinement du printemps 2020. Après avoir commenté ces « bonheurs », elle écrit : « Pourtant les oiseaux continuaient évidemment de s’éteindre » ; et, quelques lignes plus loin : « D’ailleurs le saccage social s’amplifiait (le chômage a augmenté de 22% pendant la période) ».
Est-ce que ce que nous avons vécu, et vécu avec les oiseaux, il y a à peine trois ans, a corrigé quoi que ce soit dans l’organisation du monde ? À quoi sert l’accumulation des richesses de quelques-uns si les oiseaux disparaissent ? Et à quel prix se fait cette accumulation qui interdit tout partage et tente par tous les moyens d’empêcher le partage de l’air, de l’espace, du chant ? Au prix d'un « état pourri de la parole politique, de la parole médiatique, et de nos propres échanges, c'est-à-dire des phrases que l'on met dans le monde et entre nous, dans la rue, au travail, sur les réseaux, dans les tweets, ces "gazouillis". »
Irréparable, d’Olivier Cadiot (éd. P.O.L.)
En quatrième de couverture, cette phrase : « Une femme parle et un homme se tait ». Est-ce une indication, une sorte de didascalie (induite par la dédicace à Christoph Marthaler) ? Qui mettrait ainsi deux personnes en présence ? Ou bien est-ce une constatation : le « et » entre la femme et l’homme introduisant en quelque sorte une conséquence ? et à qui s’adresse cette femme sinon à elle-même ?
« Je vais me livrer à moi-même », dit-elle. Dans ce monologue intérieur, elle se dit dépossédée (« tu n’auras plus jamais ça »), peut-être parce que « quelqu’un veut quelque chose que l’autre aurait ou pas ». Il y a une sorte de mouvement de quête suivie d’abandon, ou l’inverse. Ça donne le tournis mais, cependant, pas de quoi vomir : « mon coeur est trop loin de ma bouche ». Peut-on encore réparer et à qui demander réparation ?