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30 avril 2015

Le conte de la dernière pensée, d'Edgar Hilsenrath

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Il paraît qu’à l’instant de sa mort, on voit défiler toute son existence. Ce serait cela, la dernière pensée. Mais quand on est d’origine arménienne, né en 1915, et qu’on a passé presque toutes ses années à rechercher parents et histoire familiale, la dernière pensée va explorer beaucoup plus loin. Et, de conte en conte, de récit en récit, de conte en vérité historique, reconstituer plus que sa propre vie entre naissance et mort individuelles. Chaque Arménien né dans cette période du génocide et lui survivant a donc une existence qui le dépasse. Et c’est ce que dit ce livre d’Edgar Hilsenrath, Le conte de la dernière pensée.

La curiosité de Thovma Khatisian n’a pas de cesse. Quand le conteur (« Appelle-moi Meddah ») lui demande s’il veut connaître l’histoire de sa naissance, l’histoire de la naissance de son père, l’histoire de sa grand-mère, de son grand-père, de ses oncles, de ses frères, l’histoire du mendiant aveugle, ou celle de la vieille Kurde Bulbul, il est toujours d’accord. Et ça l’emmène de plus en plus loin. En Hayastan. Bien avant l’Empire ottoman. Et on voit les histoires qui s’entrecroisent des Turcs, des Kurdes, des Arméniens, et d’autres encore, dont l’actualité récente nous a rappelé l’existence (par exemple les Yézidis). Et  on voit l’attentat de Sarajevo qui déclenche la première guerre mondiale (qui annonce la seconde), l’alliance des Allemands avec les Turcs. Et nous aussi, lecteurs, avons envie de savoir, qu’on nous raconte ces histoires, et nous dévorons les pages de ce livre qui n’hésite pas à nous faire parcourir de longues distances (nous irons même en Galilée rencontrer Jésus), à nous faire partager la vie quotidienne de ces villageois autour de leur tonir, qu’on appelle tendir en turc, qui est le foyer au coeur de l’habitation. Ces villageois qui vivent de la même façon, qu’ils soient Turcs ou Arméniens, à l’exception de la religion, les uns étant musulmans et les autres chrétiens. La différence entre un Turc et un Arménien se lisant seulement dans les yeux… 

Cet ouvrage fait aussi vivre certains mots arméniens qui, une fois expliqués, gardent leur sonorité dans le récit, à défaut de pouvoir garder leur graphie dans un livre en français, et sans que cela gène la compréhension. Au contraire, ces mots du quotidien nous font entrer de plain pied dans cette vie, ses habitudes, ses craintes, ses espoirs, ses souffrances. Et mettent en lumière un aspect essentiel du peuple arménien : sa langue.

Ce conte de la dernière pensée est présenté en trois livres. Le ton des deux premiers nous fait passer en permanence de la légèreté à la gravité. Le sexe y a une grande place, car il rythme la vie, les saisons, les mariages. Il y a quelque chose de trivial dans le récit du conteur qui dit le pire sur le même ton que le meilleur. Qui parfois nous fait rire avant qu’on s’aperçoive de l’horreur qu’il vient d’évoquer, comme si c’était tout naturel. La naissance de Thovma en est la première expression, naissance qui sera racontée de plusieurs façons de telle sorte qu’on ne sait plus celle qui peut être vraie. Le Livre III nous cueille brutalement : les contes du conteur sont vrais. Il s’appuie sur des témoignages et en vient à 1915, à l’holocauste. 

J’avais un souvenir scolaire des Jeunes Turcs, mouvement qui a pris le pouvoir en Turquie en 1913 : il me semblait que ce mouvement s’était imposé avec la devise de la République française « Liberté, Égalité, Fraternité ». Je n’avais pas pu garder en mémoire que c’est ce même mouvement qui, peu après son accession au pouvoir, s’est retourné contre les minorités, dont les Kurdes et les Arméniens, accusant notamment ces derniers de traîtrise quand l’armée turque sera défaite contre les Russes (me l'avait-on appris à cette époque ?). Écrivant cela, je ne peux m’empêcher de penser que d’autres ont pris de la même façon le pouvoir dans d’autres pays, c’est-à-dire en s’alliant avec des partis ou des groupes qu’ils ont éliminés par la suite, et dans le sang. Le XXe siècle a connu de telles situations. Et cela semble bien avoir commencé dans ce pays. Les Jeunes Turcs ont décidé l’élimination de tous les Arméniens : les intellectuels d’abord (dans la nuit du 24 au 25 avril 1915), puis les hommes, puis ils ont organisé une déportation systématique des femmes, des enfants et des vieillards, les exténuant sur les routes, n’hésitant pas à violer, jeter dans des profonds ravins, excitant les Kurdes en leur faisant croire que des chars à boeufs remplis d’or et de richesses allaient passer sur leurs territoires de montagnes… Au début du Livre I, trois hommes sont pendus à la porte de la Félicité, trois Arméniens ; dans le Livre III, trois autres hommes y sont pendus, deux Turcs et un Kurde qui avaient protégé des Arméniens…

Wartan Khatisian, le père de Thovma, va naître et grandir sous nos yeux, il va apprendre la vie simple, le désir, une forme d’ambition (il vendra de la bouse et voudra être poète), et l’amour et le désespoir et le courage et le combat, la fidélité. Dans cette vie et celle d’un peuple où la dernière pensée du fils, très âgé désormais, et passant de vie à trépas, le rejoindra enfin.

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