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5 décembre 2021

Écoutons encore Werner Lambersy

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Chante. Tout chante, murmure, fait silence et recommence ; l’arbre selon les saisons ; l’eau selon ses états, les tuiles, la lauze et les tôles du toit selon les tangos retournés, les talons flamencos, ou le piétinement des troupeaux de la pluie, le vent selon sa course, et le feu selon les robes qu’il attrape de l’air ou du cœur ; chante comme on lit sur les lèvres du carrare muet des matines, ou les plis compliqués des entrailles sacrificielles des crépuscules ; chante pour l’émotion des lignes, la balance oblique, les pesons du volume, le frisson inédit de la forme, et le chœur qui s’avance vers l’avant de la scène des couleurs qui déclament et annoncent les destins ;  chante et fais danser les marionnettes à gaine de l’ombre et du mystère et celles qui mêlent et démêlent les fils amoureux de la passion ; chanter, c’est simplement l’unisson à prendre, non de la troupe bêlant sous les grandes  orgues de la mort, mais, en  soliste d’un orchestre de chambre, où chacun joue sa partition, avec l’archet de l’horizon sur les cordes magiques d’un instrument d’emprunt.

    Chante, et que ta voix marque et garde entre deux marées du silence, la trace aux orteils bien enfoncés dans le sable des astres en bordure de l’océan sous vide ; chante, et qu’on t’entende, gigote et agite tes bras d’enfant abandonné, déjà la sœur tourière aux cornettes empesées de lumière s’approche, s’apprête à tourner le cylindre des horizons et, passée la clôture secrète des matrices nocturnes, on devine le chœur psalmodié des offices du jour ; chante, et qu’après les galops de l’orgasme et le hennissement commun des corps, des tourterelles se posent et roucoulent et boivent la sueur des salières du cou et dans le creux de vos reins ; que des poulpes soyeux vous envoient l’encre d’un profond sommeil tandis que s’écroulent, des traites, les vagues mourantes du frisson et la houle onduleuse des voluptés ; chante l’amour car quoi d’autre avant le bâillon du dernier souffle ?  

    Chante ! les chiens en laisse, la meute en chasse des instincts cruels te poursuivent jusqu’aux ressuis, aux soues, aux terriers profonds, jusqu’aux clairières et aux lisières où ton âme se découvre ; les rabatteurs de l’os ont pénétré sous la peau ; les tiques du pouvoir s’incrustent ; la gangrène des cris de guerre et de la haine ont pourri le péan fraternel qu’il a fallu amputer du souffle épique vers l’univers, le domestique et l’intime, le comble absolu du poème n’a plus de lyre et fait sonner des trompettes creuses comme on agrafe d’une épingle à nourrice la manche vide d’un invalide ; mais chante comme le crapaud inoffensif croasse  près de la mare, la corneille sur les champs en hiver ; chante ! musique et mathématiques ont de l’humour, patientent et posent les questions comme on parle aux enfants pleins de confiance ; méfie-toi des mots dont les oies font un bruit de bataille puis se laissent gaver les ailes en croix et la gorge muette ; alors chante, et passe comme la fourmi sur la nappe du dimanche où le couvert n’est pas encore mis.

    Chante ! Rassemble les années-lumière dans l’œil gyroscopique des satellites, puis dans la paume des miroirs, et les bans d’écrevisses des chiffres sur tes écrans, toi qui comptais les têtes de ton bétail, les lunes et le tour des rouets tranquilles des constellations à suivre, pour vendre et obtenir un bon prix ; pose ton stéthoscope sur la poitrine d’athlète du ciel, et prends le pouls des atomes au poignet de la matière ; retourne aux images comme ces clochers de village qui sonnent l’heure deux fois ; feuillette l’herbier de la mémoire où figurent, calligraphiés à l’encre de Chine de l’enfance, les branches, les fleurs et les visages oubliés, toi, qui, depuis l’ocre et le calame, cherches des pages neuves sur le secret des trèfles à quatre feuilles et les beautés insaisissables que tu poursuis ; chante comme ces regards qui t’aiment, malgré les mondes indifférents, et la nature distraite qui enfante les saisons et les hommes ; chante car rien ne dure, pas même l’écho qui s’en va, s’éloigne et se perd dans l’orage en montagne et l’écume sur la mer.

Chante ! Que ta voix, aussi mince soit-elle, soutienne l’échelle de soie, fragile mais sûre, dans la lutte inégale des femmes contre la pesanteur du père et l’ange emplumé de sa parole ; qu’elle soit l’épaule où se blottissent et plongent, aussi maigre soit-elle, l’enfant qu’on bat, l’âme rebelle et l’amour hypocondre ; trop de vieilles angoisses, trop de douleurs anciennes boitillent sur le pavé des jours, avec un bruit de canne qui rappelle l’incontinence monotone des horloges à pendule ! Que tes mots, sans élégances de vitrine, soient vêtus de tissus ouvriers à la coupe efficace et droite ; qui dira mieux la beauté des fesses sous un jean et les bras nus d’une promesse ; chante, tu n’as pas le choix : l’arbre de vie fleurit sans cesse nouveau, et la récolte revient aux oiseaux qui chantent ; la mort, aux gencives édentées, ne connaîtra jamais que le goût des fruits blets.

    Chante, même dans un murmure, un hoquet, un cri ; glatit, couine, aigle ou musaraigne, et muet, graille, rugit, bourdonne ton poème ; qu’importe : trop d’impuissance étouffe ta colère ; trop d’enfants gazés, trop de morts à terre, alignés comme à l’école ; trop de corps sans tombe sous les décombres ; trop de peuples sous la tente et les routes sans villages, trop de viols, de violence et de drogues ; comment le supporter, comment vivre, si les mots ne sont que cela, sans la voix ni l’écho, même lointain, qui disent que nous sommes autre chose ; qu’il existe une beauté que nous n’avons pas atteinte, mais un sentier qui nous rapproche,  une forêt brûlée qui repousse, une pluie pour chaque feuille qui vient, un souffle où les oiseaux retournent pour voler libres et dessiner des figures innocentes et chanter ; on se sent un peu bête quand l’océan ou le ciel nous parlent, mais si tu chantes à l’intérieur de toi, tu sauras que c’est l’unique réponse, et l’espace inconnu qui t’habite prendra toute sa place.

   Chante la pierre qui se repose du long voyage dans l’espace ; l’arbre qui ose s’habiller de lumière et torée avec les nuages ; le ricanement des hyènes à l’heure rose où tous vont boire, la nuque baissée sous le couperet des crépuscules et de la lune ; chante les solitaires, dont les chiens dorment le nez posé entre les pattes  ou le poil tiède, comme des marque-pages ; chante les chats dont la pupille étroite te surveille, comme le fond en amande d’une aube verte sur le tableau à la craie noire de tes ténèbres ; chante la ville, où la paix ne descend que derrière les portes ; chante les fanfares lumineuses des néons, la crécelle piteuse au-dessus des mains creuses du mendiant, l’océan de paroles qui clapote dans les coquilles contre l’oreille, et l’image sur l’os de seiche des écrans ; on tricote le temps, une maille à l’endroit, une maille à l’envers ; Pénélope a passé sa navette à Einstein, et le radeau de La Méduse emporte les certitudes ; le Titanic coule dans nos miroirs, mais chante, chante et tire la bobinette des trous noirs et la chevillette de la matière sombre tombera, dit le loup de l’énergie aux longues dents ; chante car l’odeur du café n’attend pas.

    Chante la main où repose l’outil, l’outil qui ose la forme inédite et le passage fabuleux des semences d’Apollon dans la matrice d’Aphrodite ; chante la paume sur la pâte et la pâte qui lévite sous les levures ; chante la terre et le tour, la glaise et le pouce, les glaçures, le raku crépusculaire et la cendre sous le four de l’espace ; chante l’air qui te respire et le vide qui l’entoure ; la chair qui se retire dans l’ombre épaisse du plaisir, et l’âme qui surprend l’harmonie des contraires ; chante l’eau dont tu tiens le regard sous tes paupières, et les nageoires de ton esprit ; chante au pied du Mont Fuji les fonds sans lumière où nagent encore les monstres aveugles de la mémoire ; et pourquoi pas l’œil de la mouche et les lézards de l’intuition ; chante, puis fais silence et salue car, même désertes, il y avait une scène, une salle, et les masques aux balcons qui t’écoutent sans rien dire.

(extrait de lettre à un vieux poète)

Werber Lambersy est décédé le 18 octobre 2021. Écoutons-le encore.

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