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13 juillet 2021

Angélique Ionatos à propos d'Odysseus Elytis

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“J’ai habité un pays surgissant de l’autre, le vrai, tout comme le rêve surgit des événements de ma vie. Je l’ai aussi appelé Grèce et l’ai tracé sur le papier pour le regarder. Il semblait tellement petit, tellement insaisissable.

Le temps passant je le mettais sans cesse à l’épreuve : tantôt avec de brusques tremblements de terre, tantôt avec de vieilles tempêtes.

Je changeais les choses de place pour les débarrasser de toute valeur. J’étudiais les Insomnies et l’Ascèse du Désert pour être capable de façonner des collines brunes, des petits monastères, des fontaines. J’ai même réussi à faire un petit jardin plein d’agrumes qui sentaient l’Héraclite et l’Archiloque.

Mais il embaumait tant que j’ai pris peur. Alors je me suis mis, petit à petit, à broder des mots comme des pierres précieuses pour couvrir ce pays que j’aimais.“ (Odysseus Elytis)

J’ai souvent dit que pour moi, Grecque de la diaspora, ma vraie patrie, c’est ma langue. En effet, je crois que si la poésie n’existait pas, je ne serais pas devenue musicienne. Cela semble un paradoxe, mais il n’en est rien. C’est la poésie qui a engendré mon chant. Et je suis convaincue que tous les arts, sans exception, sont les enfants de la poésie. “Au commencement le Verbe”, et comme le dit Elytis dans ses Autoportraits  (Fata Morgana, 2002) : “Un paysage, c’est la projection de l’âme d’un peuple sur le terroir qu’il occupe. Je crois profondément – et cette croyance est bien plus profonde en moi que toute certitude fondée sur la raison – que, de quelque manière qu’on l’examine, la présence de l’hellénisme au cours de tant de siècles sur les terres de l’Egée y a imprimé une véritable orthographe, où chaque oméga, chaque epsilon, chaque iota n’est que la transcription d’un petit golfe, d’une légère pente vers la mer, d’un à-pic de rocher au-dessus de la courbe arrondie d’une coupe de bateau […].

Cette langue que j’évoque ici possède une grammaire rigoureuse, que le peuple a fabriquée tout seul avant même qu’on ne l’envoie à l’école. Et qu’il a su préserver avec un soin presque religieux et une résistance admirable de l’usure du temps, jusqu’à ce que nous arrivions, nous, les hommes d’aujourd’hui, avec nos lois, nos certitudes, nos diplômes, et la prétention de vouloir lui venir en aide.”

Et dans son recueil L’Arbre de lumière et la quatorzième beauté, il dit : “Je sais que cette langue n’a pas d’alphabet ; puisque aussi bien le soleil que les vagues ne sont qu’une écriture syllabique qu’on ne déchiffre qu’au temps de la tristesse et de l’exil.”

L’œuvre d’Elytis est immense. Je n’ai pas l’intention (ni la capacité) de parler de lui en exégète, ni même en tant que Grecque, mais simplement en amoureuse de sa poésie.

(…)

“ Dans la poésie comme dans les rêves, personne ne vieillit ”, disait-il en parlant de Sappho. Les poètes ne meurent pas, bien sûr. Nous en avons tous la preuve. Ils nous accompagnent et donnent un sens à notre vie. “Utopie ?” demande encore Elytis dans ses Autoportraits. “Peut-être, et alors ? Utopique ne veut pas dire forcément impossible. On dénigre les poètes en disant qu’ils n’ont pas la force de faire face à la réalité, et qu’à cause de cela, ils se contentent de rêver. Mais ils ont raison d’être ainsi. Pour imaginer des choses qui choquent notre sensibilité et en plus être capable de les présenter sous un tout autre jour ne faut-il pas de la force ! Et la nature elle-même, quand elle nous plonge dans le malheur, n’est-elle pas aussi indifférente et cruelle ? N’arrive-t-il pas que cette nature exige de nous des choses impossibles, sans se laisser ébranler par les battements de notre cœur.

J’aimerais, pour finir, laisser la parole au poète, cette “cigale abandonnée” qui choisit de vivre dans la forêt des hommes et continue à chanter dans la cacophonie de nos cités. Son chant n’est pas toujours perceptible (mais est-ce qu’on entend le pouls qui bat dans nos veines ?). Ce n’est que lorsque son chant s’arrête qu’on s’aperçoit que la cigale s’est tue.

Extrait d'un article paru dans Cairn info

Angélique Ionatos est morte il y a quelques jours. Je l'entends, je l'écoute encore (en cliquant sur ces mots, écoutez-la aussi)

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