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15 janvier 2016

Les Assis, d'Arthur Rimbaud

ressources_salle_ovaleNoirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée
Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.

- Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage...
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l'oeil du fond des corridors !

Puis ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l'oeil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.

Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l'aurore au soir, des grappes d'amygdales
Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever. 

Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières,
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;

Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules
- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.

Arthur Rimbaud écrit ce poème (dont les alexandrins ont une construction irrégulière, ce qui leur donne un rythme singulier) à propos des bibliothécaires de son époque. On n’avait pas accès directement aux livres, rangés sur des étagères séparées par des couloirs, « des corridors ». Pour obtenir un livre, il fallait s’adresser à ces bibliothécaires, que bercent les livres, « fleurs d’encre crachant des pollens en virgule » (je me demande pourquoi « lisière » et « virgule » sont au singulier), assis derrière leur guichet ou leur bureau. Le jeune Rimbaud avait sans doute l’impression de les déranger à chaque fois, de les sortir d’une rêverie, où la promotion sociale serait que leurs descendants accèdent à « de fiers bureaux »… Mais ce texte est aussi une description de chaises en paille, ces « tresses d’épis où fermentaient les grains ».

Certes, on peut se dire aussi que Rimbaud s’en prend plus largement aux Assis, ceux qui ont du pouvoir, ceux qu’il ne faut pas déranger, qu’il s’agisse des personnels étudiant vos papiers et vos droits, des députés et sénateurs dans l’hémicycle dont dépendent les lois, des petits chefs, des dictateurs…

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