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14 mai 2009

L'usage du monde (extrait)

usageduMondeRevenons à l’école de Roberts. Voici comment « Point IV » (organisme américain d’assistance technique) procédait : il offrait gratuitement le terrain, les matériaux, les plans et les conseils. De leur côté les villageois, qui sont tous un peu maçons, fourniraient la main-d’œuvre et construiraient, avec une belle émulation, le local où ils auraient le privilège de s’instruire. Voilà un système qui fonctionnerait à merveille dans une commune finnoise ou japonaise. Ici, il ne fonctionnait pas, parce que les villageois n’ont pas une once de ce civisme qu’on leur avait si promptement prêté.
Les mois passaient. Les matériaux s’évanouissaient mystérieusement. L’école n’était pas construite. On n’en voulait pas. On boudait le cadeau. Il y a bien de quoi écoeurer les donateurs, et Roberts était écoeuré.
Mais les villageois ? Ce sont des paysans assez misérables, soumis depuis des générations à un dur régime de fermage féodal. D’aussi longtemps qu’ils se souviennent, on ne leur a jamais fait pareil cadeau. Cela leur paraît d’autant plus suspect que, dans les campagnes iraniennes, l’Occidental a toujours eu réputation de sottise et de cupidité. Rien ne les a préparés à croire au Père Noël. Avant tout, ils se méfient, flairent une attrape, soupçonnent ces étrangers, qui veulent faire travailler chacun, de poursuivre un but caché. La misère les a rendus rusés, et ils pensent qu’en sabotant les instructions qu’on leur donne, ils déjoueront peut-être les desseins qu’ils n’ont pu deviner.
En second lieu, cette école ne les intéresse pas. Ils n’en comprennent pas l’avantage. Ils n’en sont pas encore là. Ce qui les préoccupe, c’est de manger un peu plus, de ne plus avoir à se garer des gendarmes, de travailler moins dur ou alors de bénéficier davantage du fruit de leur travail. L’instruction qu’on leur offre est aussi une nouveauté. Pour la comprendre il faudrait réfléchir, mais on réfléchit mal avec la malaria, la dysenterie, ou ce léger vertige des estomacs vides calmés par un peu d’opium. Si nous réfléchissons pour eux, nous verrons que lire et écrire ne les mèneront pas loin aussi longtemps que leur statut de « vilain » n’est pas radicalement modifié.
Enfin, le mollah est un adversaire de l’école. Savoir lire et écrire, c’est son privilège à lui, sa spécialité. Il rédige les contrats, écrit sous dictée les suppliques, déchiffre les ordonnances du pharmacien. Il rend service pour une demi-douzaine d’œufs, pour une poignée de fruits secs, et n’a pas envie de perdre ce petit revenu. Il est trop prudent pour critiquer le projet ouvertement mais, le soir, sur le pas des portes, il donne son opinion. Et on l’écoute.
En dernier lieu, on n’entrepose pas sans risque des matériaux neufs dans un village où chacun a besoin de briques ou de poutres pour réparer ces édifices dont l’utilité est évidente à chacun : la mosquée, le hammam, le four du boulanger. Après quelques jours d’hésitation, on se sert dans le tas, et on répare. Désormais, le village a mauvaise conscience et n’attend pas le retour de l’Américain avec plaisir. Si seulement on pouvait s’expliquer, tout deviendrait simple… mais on peut mal s’expliquer. Quand l’étranger reviendra, il ne trouvera ni l’école, ni les matériaux, ni la reconnaissance à laquelle il s’attend, mais des regards fermés, fuyants, qui n’ont l’air au courant de rien, et des gosses qui ramassent des pierres sur son passage parce qu’ils savent lire le visage de leurs parents.

Ce texte a été écrit par Nicolas Bouvier relatant son périple de Suisse jusqu’en Afghanistan en 1953-1954 (L’usage du monde – Petite Bibliothèque Payot). Et pourtant on peut lire en mai 2009, cinquante ans plus tard, des informations comme ce qui suit (RFI)…

Sanglant bombardement américain en Afghanistan

Article publié le 06/05/2009 Dernière mise à jour le 06/05/2009 à 15:02 TU

De nombreux civils ont été tués, lundi 4 mai, dans un bombardement américain sur un village de la province de Farah, dans l'ouest du pays. Le chiffre exact des victimes, qui serait d'au moins 100 morts, n'était pas encore confirmé ce mercredi en milieu de journée. 

Avec l'un de nos correspondants à Kaboul, Nicolas Bertrand

La zone est reculée, difficile d’accès et, de plus, sous le contrôle des talibans. Aucun bilan précis n’avait pu encore être établi en milieu de journée. La police a parlé de cent morts, une députée de la région, elle, évoquait le chiffre de cent cinquante, sans que l’on puisse savoir combien sont des civils et combien sont des combattants. Le seul chiffre certain est celui de la Croix-Rouge qui parle de plusieurs douzaines de civils tués.
On a compris ce qui se passait quand deux camions sont arrivés dans la capitale de la province. Dans ces camions : des villageois en colère qui transportaient une trentaine de cadavres, des femmes et des enfants. Ils voulaient témoigner de la violence des frappes aériennes qui ont touché leur village lundi.
Ce jour-là, des insurgés ont attaqué des postes de police. La réaction américaine n’a pas tardé : pendant plusieurs heures, des bombardements ont littéralement transformé en ruine ces villages dans lesquels les talibans s’étaient réfugiés.
Et ce n’est pas la première fois que cette zone est frappée de cette manière par des bombes américaines. En revanche, c’est probablement l’une des plus grosses bavures de l’armée américaine dans le pays. Il y a huit mois déjà, à quelques kilomètres à peine au sud de ces villages, un bombardement américain avait toutefois déjà tué plus de quatre-vingt dix civils.

Comprendre…

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